UNE SAGA DE TRESSEURS AUVERGNATS : ÉPISODE 3 - JACQUES OMERIN
Jacques Omerin (tout à droite) et (en partant de la gauche) sa femme Marguerite, ses parents et le petit Michel, et deux ouvrières.
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Thibault Omerin, fondateur du Tresseur, dont vous connaissez les lacets colorés et personnalisables, est né dans une famille de tresseurs, forte de six générations successives dans le domaine.
Outre le savoir-faire qui se transmet au fil des générations, c’est surtout une épopée d’entrepreneurs différents, s’inscrivant dans des périodes particulières, marquées par le contexte économique de l’époque. C’est ce que nous vous proposons de découvrir au cours de cette « série » consacrée à chacun des membres de la saga.
Dans ce troisième épisode nous retrouvons Jacques Omerin : Le Spécialiste !
Jacques Omerin (1909-1981) : Le Spécialiste
Comme nous l’avions présenté dans l’épisode précédent, c’est en 1926 que Claude hérita enfin de l’affaire de son père et fondateur de l’entreprise. Mais Claude, aussi bon mécanicien qu’il soit, n’est pas en mesure de diriger une entreprise. Ce n’est pas le cas de son fils unique, Jacques. Problème, celui-ci n’a alors que 17 ans !
Jacques est un garçon doué. Mis en pension au Collège des Frères de Courpière depuis l’âge de 11 ans, il est alors en classe de Rhétorique (ce qui correspond à la classe de 1ère). Appelé sans doute à pousser plus loin ses études, il décide néanmoins de tout arrêter et de rejoindre Job et ses parents pour « sauver » l’entreprise familiale. Son intelligence et son éducation scolaire tombe à point nommé pour relancer le petit atelier de tressage à façon. Contrairement à ses parents, Jacques est « né » dans l’usine. Depuis tout petit il traine dans les rangées de métiers et a très vite compris comment cela fonctionnait. Toutefois, ses parents ont la sage idée de l’envoyer en apprentissage durant plus d’un an dans une usine de tressage de Saint-Chamond. Il en reviendra avec la connaissance parfaite du fameux « métier bois » (ce que n’avait pas son père) qui lui permettra plus tard d’élargir considérablement la gamme des produits maison.
Marguerite Omerin devant la roue métallique provenant de forges de La Forie
Repousser les murs
Jacques a aussi compris que la réussite de sa petite entreprise passe par une production supplémentaire. Plus de fabrication, cela veut dire plus de machines, donc plus d’espace, donc de nouveaux murs. Cela commence par la construction d’un bâtiment sur deux étages, puis le remplacement de l’antique roue par une roue métallique de 5 m de diamètre, une turbine moderne avec dynamo qui sera remplacée des années plus tard par un alternateur, qui permet d’utiliser l’électricité si la force hydraulique fait défaut.
Une fois passées des crises de la fin des années vingt et celle du Front Populaire qui affectèrent l’économie et les transports, les affaires commencent à reprendre… mais Jacques est mobilisé en 1939, et fait prisonnier le 21 juin 1940 à la gare de Pont-de-Dore. Par la force des choses il abandonne son usine, ses parents, son épouse Marguerite et ses trois enfants, Michel (1931), Gabriel (1934) et Marie-Claude (1936). Il ne les reverra que cinq ans plus tard !
Jacques Omerin durant la Seconde Guerre Mondiale
Redémarrer et se diversifier
Prisonnier affecté comme ouvrier agricole dans une ferme au fin fond de la Prusse orientale (aujourd’hui au Nord de la Pologne), il sera libéré par les russes et ne retrouvera le Pont-de-Chantemerle et les siens que le 25 juillet 1945.
En son absence, l’usine a vu son activité ralentir, puis elle a dû s’arrêter complètement à partir de 1942. A son retour il faut tout nettoyer (la graisse des métiers s’est figée) et remettre en marche. Jacques acquiert de nouveaux métiers bois et grâce à la formation qu’il a reçue, les règle de façon à lancer toute une gamme de nouveaux produits. Alors que son père ne faisait jusque-là que du lacet noir ou sombre et quelques tresses plates, Jacques innove et lance les lacets de couleurs, uni ou à plusieurs couleurs, de toutes tailles et formes, de la serpentine (galon en forme de vaguelette destiné à orner les robes), des produits appelés picots ou tresse escargot.
Déjà en 1946, le parc machine est estimé entre 120 et 150 métiers, dont une cinquantaine produisent 16 heures par jour la fameuse serpentine. L’entreprise « Jacques Omerin » n’est plus un atelier de fabrication de lacets, mais déjà une petite usine de tressage. Fort de ce nouveau catalogue Jacques diversifie aussi ses clients en particulier sur Paris.
Jacques et Marguerite et les enfants dans l’immédiat après-guerre
Catalogue de production (années 50)
Poursuivre et transmettre
Jacques a deux fils qu’il souhaite pousser vers de plus longues et belles études que ne furent les siennes. Sans doute a-t-il l’intuition qu’ils pourraient à leur tour s’investir dans l’entreprise. Selon les aspirations de chacun, Michel sera l’ingénieur et Gabriel le commercial. Fraichement diplômé de l’ECAM, Michel suggère à son père de s’orienter vers des produits textiles plus techniques, et plus orientés vers l’industrie que ceux de l’univers de l’habillement sur lequel ils ont beaucoup de concurrents mieux placés. Ainsi mettent-ils au point ensemble des gaines isolantes, des tresses tubulaires en coton ou en rayonne…
D'un fils…
Mais Jacques est sans doute encore trop jeune pour laisser plus de place à son fils. C’est pourquoi il décide de l’aider à monter sa propre affaire, ce que Michel fait en s’installant à Olliergues en 1959. Jacques le soutien tant dans l’achat des locaux que dans le prêt ou la location de machines. Dans l’autre sens Michel aidera son père en lui donnant des commandes qu’il n’est pas en mesure d’honorer faute de machines ou de savoir-faire.
Ainsi, par exemple Michel transmet-il à son père la production d’une tresse tout à fait particulière dans un matériau à base de verre, pour la société TVT, spécialisée dans la fibre de carbone, afin d’équiper le « nez » du Concorde ! Ce juteux contrat permis à Jacques d’acquérir de nouveaux métiers – métalliques cette fois – pour lesquels il faudra construire un nouvel atelier au milieu des années 60.
… à l'autre
En 1970, Jacques, alors âgé de 61 ans, appelle son fils Gabriel, commercial à Paris, à venir prendre la relève de l’usine familiale. Jusqu’au bout de sa vie en 1981, il ne se sera pas passé un jour sans que Jacques ne circule entre les métiers de son usine. Une vie entière de tresseur.
Gabriel et Michel Omerin, ainsi que leur sœur Marie-Claude qui fera toute sa carrière en tant que secrétaire et responsable de production dans l’usine familiale
Le Pont-de-Chantemerle (Job). Maison familiale Omerin et usine de tresse de 1906 à 1989
Contexte
De guerres en crises et de crises en guerres, la première moitié du XXe siècle n’aura pas été de tout repos, tant pour les gens que pour les affaires. Peu de décennies sont suffisamment stables pour laisser place à la croissance et à la prospérité.
La première guerre mondiale aura laissé une saignée fatale dans les campagnes auvergnates. La seconde sera sans doute moins meurtrière pour les soldats (plus pour les civils) mais du fait de la débâcle de 1940, elle fera beaucoup plus de prisonniers éloignés de leur famille durant de longues années. Ce fut le cas en Livradois comme ailleurs, où les hommes valides ne revinrent qu’au bout de 5 années de conflit. Pendant ce temps, ce sont les femmes, les vieux (et même les enfants) qui feront marcher l’économie vaille que vaille.
L’après-guerre fut une période de relance, mais dans une économie encore « sous oxygène », où tout manque. Il faut donc des délais considérables pour être livré de quoi que ce soit. (À titre d’exemple, Jacques Omerin a commandé une 2CV en 1956, que Citroën a eu le plaisir de mettre à sa disposition – il fallait aller la chercher à Paris – en … 1960 !)
Durant la période on peut aussi noter les crises sociales que seront le Front Populaire ou Mai 68. En dehors de légitimes ajustements salariaux, elles n’eurent que peu d’impact sur le personnel des usines de tressage ambertois, alors très peu syndiqué. Toutefois, elles perturbèrent sévèrement le transport des produits (SNCF et Poste en grève) et la production d’énergie (coupures de courant, stations-service à sec, etc.)